Eté 2021, après une décennie pendant laquelle le groupe
Daesh au levant et
l'opération Barkhane au Sahel ont constitué
l’essentiel de la couverture médiatique en
matière de sécurité
internationale, des menaces un temps éclipsées refont surface.
En
effet, les Etats-Unis annoncent un désengagement très prochain de
leurs forces
positionnées en Afghanistan et la menace talibane,
en regain de puissance, menace de
remettre la main sur ce pays
après 20 ans de présence occidentale. Pour la France et ceux qui
connaissent la situation dans ce pays, les conséquences directes
sont évidentes ; si les Etats-
Unis se retirent, c'est un bloc de
plusieurs milliers d'hommes assurant une relative stabilité
qui
s'en va et remet ainsi en cause la sécurité de toutes les forces
occidentales en présence.
Il n'en faudra pas plus pour comprendre
qu'il faut se préparer à partir, le président des Etats-
Unis
d’Amérique donnant début juillet une échéance courte à ses alliés
pour se retirer, les
choses accélèrent.
Pour l'Esterel,
sollicité de manière continue pour les relèves des forces françaises
et au besoin
en cas de crise, le déclenchement approche. En
effet, à l'image des opérations aériennes
conduites en Haïti, au
Japon (Fukushima), et plus récemment à Wuhan ou au Liban, les
évacuations de ressortissants ou les projections de force sont l’ADN
de l’escadron.
Inutile à ce moment de formuler davantage de
conjectures pour connaitre le planning à venir
de nos équipages.
De manière simultanée, dans les médias et à l'escadron,
l'information
tombe.
Un A310 de l’Esterel en mission aux EAU
est mobilisé pour le premier vol de ce qui sera le futur
pont
aérien entre le Moyen-Orient et la France, accueilli par les media à
son arrivée à Paris.
Sans attendre, l’opération prend de
l’envergure et un A330 se prépare à partir pour Al Dhafra.
Sur
cette base du Moyen-Orient, des avions tactiques ont commencé à
extraire les
ressortissants depuis Kaboul. Les choses vont très
vite, le plan de charge se remplit
rapidement.
Alors qu'en
cette période estivale, les missions se font habituellement plus
rares permettant
au personnel de prendre ses congés d’été, je
fais partie de ces quelques pilotes qui assurent
la permanence et
prennent leurs vacances un peu plus tard.
Pour le personnel
présent, nous passons en quelques heures d'un escadron en rythme
estival
à un escadron en alerte qui répond à toutes les
sollicitations (faisabilité, préparation des
missions,
constitution des équipages). Les demandes de vecteurs stratégiques
de l’Esterel à
destination des EAU se multiplient. A l’escadron,
le bureau des opérations est en pleine
ébullition, les plannings
explosent, les ordres tombent et les missions se déclenchent à la
chaîne. Les équipages finalisent les derniers préparatifs avant le
départ.
Plus encore, au vu du nombre de ressortissants à
extraire, les allers-retours seront
nécessairement nombreux.
En raison de l'amplitude du vol, un équipage doublé est nécessaire à
bord. Quatre pilotes et
dix personnels de cabine sont sollicités
à chaque rotation.
La capacité à durer de l’unité est en jeu dans
le brouillard informationnel du moment car les
équipages doublés
consomment la ressource en équipages de manière accélérée. En effet,
le
tempo opérationnel ne permet pas de réengager le même équipage
sur deux missions
consécutives.
La stratégie de l’escadron
change dès la troisième rotation où le principe des norias est
proposé aux états-majors opérationnels. Ce type de cinématique, que
nous appelons à
l’escadron la poussette, pré-positionne à
destination un équipage de manière continue pour
garantir le
retour immédiat de l’avion en France pendant que l’équipage
précédent prend son
repos à l’escale. Un troisième équipage en
métropole est alors déjà prêt à partir en mission
dès le retour
de l'appareil et ainsi de suite.
C’est en partie grâce à ces
choix opérationnels que l’Esterel répond présent et dans la durée
aux demandes d’engagement opérationnel intensif.
Mais, pour
l’heure, nous sommes au tout début de l'opération et il faut
"amorcer la pompe"
en mettant un équipage en place à Al Dhafra.
Le commandant de bord, Aurélien, est désigné,
et nous nous
préparons à prendre le vol Esterel suivant avec 8 personnels de
cabine.
Encore une fois, les choses vont vite, nous récupérons
les informations que nous pouvons mais
comme souvent lors des
crises, elles sont peu nombreuses et changeantes !
Ce qui est sûr
c'est que nous serons mis en place demain sur Al Dhafra et que nous
assurerons
le retour du prochain avion qui se posera pour ramener
un maximum de ressortissants le plus
rapidement possible.
La
cabine est bien briefée car après tout, si dans le cockpit nous
connaissons bien la route
aérienne et l'escale d'Al Dhafra,
l'inconnue de la mission est plus grande pour le personnel de
cabine qui est d'avantage habitué à la discipline des militaires
français en retour d'OPEX qu'à
des familles étrangères ayant tout
laissé derrière eux !
Le lendemain, valise à la main, nous nous
retrouvons à Roissy pour prendre l'avion en qualité
de passagers.
L'appareil est vide, l'équipage en fonction est conséquent pour
ramener l'avion
dans la foulée et forme le gros de la charge
transportée car il n'y a encore personne sur place
pour amorcer
la noria - nous serons les premiers à rester sur place.
Des
commandos français qui ont pour mission de garantir la sécurité à
bord de notre avion
avec les passagers exfiltrés et quelques
personnels médicaux trahissent le caractère
exceptionnel de la
mission. Et quelques heures de vol plus tard, les portes de
l'appareil
s'ouvrent sur le parking de la base d'Al Dhafra.
La
chaleur étouffante remplace la température estivale, mais ô combien
agréable finalement,
de Roissy Charles-de-Gaulle ! L'escale nous
accueille au pied de l'avion.
Tout semble calme vu de
l'extérieur. Seuls la porte à moitié ouverte d'un hangar et le
personnel qui s'agite devant trahissent à cette heure l'activité de
la base française.
On nous installe dans nos chambres mais nos
salles habituelles se sont transformées. Nos
collègues sur avions
tactiques sont déjà présents et opèrent les rotations sur Kaboul sur
le
même principe des norias.
La base aérienne frôle donc la
saturation et nous devons prendre possession de nos futurs lits
de camp dans le hangar proche du parking avion. Information
complètement sous-estimée de
ma part lorsqu'une fois installé, je
déciderai de déplacer mon lit de camp plus près de la porte
fermée du hangar en oubliant que des avions tourneront toute la
nuit, faisant du sifflement
des APU, une musique nocturne
continue (et insupportable) jusqu'au lever du soleil !
Nous voici
installés de manière rustique, la dizaine de lits de camps au milieu
d'un hangar de
fret et la petite salle de repos attenante
formeront donc notre zone de vie jusqu'au lendemain
midi, heure
où notre bel avion blanc "République française" devrait pointer le
bout de son
nez.
Cinq heures plus tard, en plein milieu de la
nuit, le bruit de l'APU vient de changer. Ça y est,
l'avion qui
nous a amenés vient enfin de partir après 7h de parking !
Mais à
peine l'entendons-nous décoller que d'autres arrivent déjà ! MRTT,
A400M, Hercules,
le défilé est continu, je me lève et aperçois
que des premiers aéronefs débarquent des civils
tandis que
d'autres en embarquent dans un mouvement continu, l'activité est
intense.
Au lever du soleil, Aurélien et moi allons à la chasse
aux informations : combien de passagers
auront-nous ? Sont-ils
déjà sur place ? Sont-ils déjà prêts ? Si ces informations nous
resteront
longtemps inconnues, nous apprenons une chose, la
prochaine rotation Esterel est annulée et
nous venons de gagner
une nuit de plus à écouter le doux chant des APU...
Les
informations se précisent au fur et à mesure de la journée.
L'objectif est simple, il faut
remplir l'avion pour rentrer en
France. Brainstorming général de l’équipage, une réunion
s'organise sur la problématique suivante : combien pouvons-nous
accueillir au maximum de
passagers à bord ? Cette question
d'ordinaire simple se complique lorsqu'un équipage doit
répondre
à une situation exceptionnelle à tous égards.
Les sièges réservés
à l’équipage sont réduits au strict minimum, à savoir aux sièges de
structure ou jump seat du cockpit, le repos en vol sera donc
nécessairement sommaire et
expéditif ! Le placement des commandos
doit d'être stratégique également pour assurer un
visuel maximum
sur l'ensemble des passagers tout en étant eux-mêmes suffisamment
dissuasifs au besoin…
Les places du personnel médical sont
également prises en compte et surtout, nous
rafraichissons nos
connaissances et les règles concernant le transport d'enfants, de
femmes
enceintes ou de personnes âgées, qui n'est finalement pas
si habituel sur les lignes militaires...
Enfin, le compte-rendu
de l’équipage précédent est épluché : la différence de culture est
énorme et l'utilisation des Afghans bilingues présents à bord est
fortement conseillée pour
transmettre des consignes aussi banales
que le fonctionnement des toilettes à bord de nos
avions.
Le
chiffre final tombe : 272 passagers possibles ! Nous pouvons donc
informer l'escale qui est
en lien direct avec la cellule de crise
du ministère des affaires étrangères pour leur confirmer
notre
capacité du lendemain !
Nous sommes témoins, le reste de la
journée, de l'activité impressionnante que la base,
malgré sa
taille, assure de manière continue depuis maintenant plusieurs jours
et ce, pour une
durée indéterminée.
La base est
méconnaissable, une zone est aménagée en salle d'embarquement, une
autre est
transformée en lieu de vie où un nombre impressionnant
de lits de camp est déployé. Nous
croisons nos collègues des
avions tactiques, ils nous racontent la situation à Kaboul. A ce
moment, je me dis qu'on reparlera encore de cette évacuation dans 10
ans...
Deuxième nuit sous le chant des APU nous empêchant de
fermer l'oeil, cette fois c'est certain,
nous aurons quelques
heures de sommeil à rattraper une fois de retour en France ! Vers
midi,
l'A330 Esterel fait son apparition sur le petit parking. Si
depuis 24 heures, la couleur grise ou
verte des autres avions
laissait encore planer le doute pour les néophytes de l'aérien, nul
doute que l'éclat blanc sous le soleil émirati et ses bandes bleues
et rouges ne laissent plus
personne douter de la présence de la
France dans cette région du monde.
Nous montons dans l'avion et
après quelques taquineries à l'équipage arrivant sur la
magnifique nuit qu'ils s'apprêtent à passer dans un hangar proche,
nous prenons possession
de notre appareil. A bord, sans surprise,
des commandos et du personnel médical sont
présents. Curieuse
impression de déjà vu comme sur notre mise en place... Alors que
l'escale
nous informe du nombre de passagers que nous aurons
finalement, nous voyons au loin un
seul petit container de
bagages se remplir, bien loin de la quinzaine que nous avons
habituellement lorsque l'avion est rempli.
Un choc discret mais
qui interpelle et nous rappelle le sens de la mission, le sens de
notre
engagement, et qui témoigne de la détresse de ces
ressortissants qui ont tout abandonné
derrière eux en
catastrophe. L'escale nous informe que presque tous les passagers
sont prêts.
Cela nous rassure, les 7 heures de parking du
précédent avion de l'Esterel nous faisaient
douter sur notre
heure réelle de départ. Cela n'empêchera pas l'horloge de tourner
encore
une heure avant d'avoir les derniers passagers.
Je
profite de ce temps pour effectuer le tour avion pendant que le
commandant de bord
retarde notre plan de vol à mesure que les
minutes défilent.
Pour sortir de l'appareil, je décide de
remonter toute la cabine et passer par la dernière porte
de
l'avion pour voir ce qu'il se passe du côté des passagers. Grave
erreur... Il me faudra
plusieurs minutes pour terminer ce
parcours d'obstacles, enjambant les sacs et évitant les
enfants
et les personnes plus âgées qui finissent de s'installer.
De
retour au poste avec mon commandant de bord, un personnel de
l'escale nous annonce la
fin de l'embarquement. Commence alors la
délicate mission de compter le nombre de
passagers en distinguant
les adultes et les enfants. A l'image des précédents avions, nous ne
faisons pas exception à la règle et chaque comptage amène un
résultat différent...
Finalement, et avant que la cabine ne perde
espoir avant même de décoller, nous faisons
confiance au dernier
chiffre qu'ils nous présentent. Record annoncé par l'escale qui nous
confirme que nous décollerons avec 292 personnes à bord pour un
avion à 278 sièges. Nous
aurons des enfants et des bébés à bord
ce qui nous permet d’augmenter notre capacité totale.
Fermeture
des portes, armement des toboggans et démonstration soignée du
matériel de
sécurité, direction la France !
Commence alors un
vol de plus de 7 heures mais quelque chose change. Contrairement à
l'habitude que nous avons à l'Esterel, nous volerons avec la porte
du cockpit fermée, avec un
commando placé proche du galley avant.
Celle-ci ne sera ouverte que pour nous apporter les
plateaux
repas et vérifier que tout se passe bien.
Rapidement après
l'envol, le soleil passe sous l'horizon, le vol devient nocturne, la
liste des
pays survolés s'allonge et le chef de cabine nous
informe que l'arrière est aussi calme qu'un
vol habituel. Si les
adultes s'assoupissent rapidement, les kits de jouets pour enfants
embarqués le matin à Roissy sur proposition de PNC avisés auront
raison également de
l'énergie restante des plus jeunes.
Nul
doute que ces passagers inhabituels ont connu des jours difficiles
et que leur repos est
mérité ! Arrivés au-dessus de la mer
Méditerranée, un call-sign connu se fait entendre sur la
fréquence, 300 mètres plus bas, un MRTT français passe sous la
carlingue dans le sens inverse,
le pont aérien français bat son
plein !
La Grèce, l’Italie et les Alpes défilent au hublot, nous
amorçons notre descente sur la capitale.
Une dernière écoute de
l'ATIS pour nous faire remarquer que nos passagers vont connaitre
des températures qui risquent de leur demander une couche de
vêtements supplémentaires
en comparaison de celle d'Al Dhafra.
Nous arrivons tardivement à Roissy où le faible trafic depuis le
début du Covid a calmé la
fréquence des messages radio depuis
presque deux ans. Nous ne ferons pas exception, tous
les avions
stratégiques de l'opération accuseront beaucoup de retard sur les
horaires
programmés en raison des complications opérationnelles.
Enfin l’atterrissage et nous roulons au terminal 2 préparé
spécialement pour l'occasion,
coupure moteur. Le désarmement de
toboggans et le chaleureux "bienvenue à la maison" du
contrôleur
clôtureront ce vol de nuit si atypique. Après plusieurs minutes, le
flux de passagers
maintenant visibles sur la passerelle commence,
beaucoup sont enroulés dans une
couverture, les enfants tiennent
la main à leurs parents lorsqu'ils ne sont pas dans leur bras.
Quelques derniers papiers et débriefings à signer pour terminer une
mission qui restera
unique en son genre.
CNE Antoine