VOL POINTE À PÎTRE - HAO
UN DÉFI POUR LES DC-8 DE L'ARMÉE DE L'AIR
En 1968, je suis le chef mécanicien de l'Esterel et je fais partie
de six membres commandés par le capitaine BRILLANT. Nous sommes en
détachement à Pointe-à-Pître pour assurer la relève de l'équipage en
provenance de Paris et continuer la mission sur la Polynésie. Nous
effectuerons deux allers-retours Pointe-à-Pître - Hao avec un jour
de repos à chaque escale. Le fret étant déclaré « sensible », on
nous a remis à chacun une sorte de stylo permettant de mesurer la
radioactivité ambiante. Tous les six, sur le parking du Raizet, nous
suivons des yeux le DC-8 qui effectue son atterrissage. Après un
long roulage, il se gare devant les installations de la DIRCEN, où
le personnel au sol prépare, sans perdre de temps, citerne et
matériel d'escale. Nous accueillons nos collègues à la descente de
l'échelle de coupée. Nous échangeons les commentaires rituels sur le
déroulement du vol. Le chef de bord nous présente les deux uniques
passagers, que l'adjudant MARCEL, notre chef de cabine, prend en
charge : ce sont des ingénieurs qui surveillent le système installé
à bord, assurant la climatisation des containers spéciaux. Nos
pilotes et le capitaine LACOTE, leader navigateur, se consultent car
la météo annonce un vent défavorable sur le parcours. Le capitaine
BRILLANT me demande de compléter les pleins par gravité. Cette
opération consiste à ajouter une à deux tonnes de carburant
supplémentaire en terminant le plein par les orifices situés sur la
partie supérieure des ailes. La citerne, effectuant le remplissage
classique sous pression, a l'inconvénient de ne pas remplir
entièrement les réservoirs. Le fret arrivant de France est divisé en
deux lots : une seule moitié de la charge peut être acheminée sur
l'atoll, car le poids libéré par l'autre moitié est utilisé pour
embarquer le kérosène nécessaire à la longue étape du Pacifique.
Nous transporterons la charge restante lors du prochain vol.
Depuis 1966, les DC-8-55F assurent les transports de la DIRCEN
(Direction des Centres d’Expérimentations Nucléaires) à destination
du Centre d'Expérimentation du Pacifique. Les avions chargés de fret
nucléaire ne pouvant utiliser que des bases françaises sur le trajet
Paris - Hao, la seule escale possible est donc une île des Antilles.
La Guadeloupe est choisie pour ses installations militaires sur
l'aéroport du Raizet à Pointe-à-Pître. Depuis Le Bourget, ce terrain
est atteint sans difficulté après 8 heures 30 de vol. Par contre, le
voyage Pointe à Pître - Hao représente une distance d'environ 9500
km, dont plus de 7500 km de survol de l'Océan Pacifique, soit une
étape de 11 à 13 heures selon les vents rencontrés.
Le navigateur reprend sa visée au moment où MARCEL, toujours prêt
à plaisanter, apparaît à l'entrée du poste :
-
Je pensais qu'avec deux leaders à bord on aurait un temps de curé.
On a été servi… Sa verve railleuse détend l'atmosphère, il
continue :
- Les convoyeurs
sont écroulés dans leur siège. Je crois que pour eux, l’aviation
c'est terminée...
Le capitaine BRILLANT profite de la présence du
chef de cabine :
- Nous
allons monter. Dés que nous serons en palier, apporte-nous des cafés
bien chauds et de quoi grignoter.
-
A vos ordres chef ! Dans cinq minutes, vous aurez tout ça… Il
regagne son domaine à l’arrière.
LACOTE s'inquiète :
-
On a pris du retard et le mauvais temps nous a écarté de la route.
On va être juste en carburant.
BRILLANT lui demande quelques
précisions. Nous nous concertons et calculons les éléments
déterminant la consommation pour la fin du trajet. Chacun comprend
que la situation est sérieuse sans être catastrophique. Après
réflexion, BRILLANT prend la décision :
-
On va monter au niveau 390 maintenant, puis il enchaîne s'adressant
à moi :
- … Ensuite tu feras
le point sur le carburant restant. Tu es prêt pour la montée ?
Je règle la pressurisation.
-
C'est paré.
Le pilote ajuste la puissance, et d'un coup de pouce
sur la commande du pilote automatique, l'avion grimpe vers onze
mille cent mètres.
MARCEL apporte, fumant sur un plateau, des
cafés corsés ainsi que des sandwiches qui apaisent les crispations
de nos estomacs malmenés.
À la dixième heure, le DC-8 étant
allégé de soixante tonnes de kérosène, nous devons impérativement
effectuer une dernière ascension et gagner l'altitude de treize
mille mètres. A ce niveau, la densité de l'air étant très faible,
l'avion serait impilotable manuellement. Heureusement, le pilote
automatique permet de maintenir la stabilité sur la trajectoire. Les
turbocompresseurs de climatisation tournent à plein régime pour
rétablir une atmosphère respirable. Cependant, par précaution, nous
enfilons les masques à oxygène et nous inhalons à intervalles
réguliers une bouffée du précieux gaz salvateur.
Le ciel, dans sa
pureté, nous dévoile distinctement les myriades d'étoiles. MARCEL,
emmitouflé dans son blouson vert, vient me demander d'augmenter la
température dans la cabine car les convoyeurs sont frigorifiés.
La onzième heure de vol est dépassée.
Je surveille les niveaux
des quatre derniers réservoirs qui alimentent les réacteurs, les
aiguilles des jauges sont proches de zéro.
La capitaine BRILLANT
donne des directives au radio :
-
Préviens Hao que nous sommes « short pétrole » et que nous
descendons que si la piste est claire.
Le sergent-chef PORÉE
engage un dialogue en morse avec la station. Le silence du poste est
ponctué par les «Ti...Ta-Ti-Ta » de son manipulateur. Il enlève les
écouteurs et nous lit la réponse qu'il traduit :
-
La météo est passable. Quelques passages nuageux à cinq cent mètres
avec des averses intermittentes. Vent dix nœuds dans l'axe,
visibilité correcte sous la couche. I.L.S. en fonctionnement. Tous
les trafics sur la piste sont interrompus en attendant notre
atterrissage.
Le capitaine LACOTE termine une énième visée :
-
On est bien sur la route, on devrait bientôt voir l'atoll de
Tata-Coco sur le radar.
Le lieutenant, penché sur l'écran vert,
manipule la molette d'inclinaison de l'antenne radar :
-
Il y a un écho à vingt nautiques devant.
La petite tache de
Tata-Coco, premier îlot avant Hao, se dessine sur l'écran.
-
On va descendre, décide BRILLANT.
J’effectue les manœuvres en
lisant la check-list, les réacteurs sont mis au ralenti. Nous
amorçons une longue descente en vol plané profitant de la légèreté
et la finesse du DC-8.
Douze heures quinze de vol.
Soudain le
pilote annonce :
- Ça y est,
on capte la balise d'Hao.
Je respire. Il reste environ huit mille
litres de carburant, la faible consommation en descente nous laisse
une petite réserve pour les manœuvres d'approche et d'atterrissage.
PORÉE répète ses appels au micro :
-
Hao ! Hao ! Ici Fox Roméo Alpha Fox Alpha !
Enfin la voix
rassurante du contrôleur grésille dans le haut parleur :
-
Fox Alpha, je vous reçois quatre sur cinq. La piste est claire pour
une approche directe.
L'atoll se dessine nettement sur le radar.
Toujours en descente, nous traversons une zone clairsemée de petits
cumulus. Nous cherchons à travers le pare-brise les lumières qui
doivent repérer l'île : il est quatre heures, les hommes se
réveillent.
Les aiguilles du cadran d'atterrissage sans
visibilité se positionnent ayant capté les faisceaux de guidage.
BRILLANT prend en main les manettes des gaz et stabilise la descente
en alignant les repères de l'I.L.S.
-
Volets 10 degrés !
Le pilote affiche les paramètres.
-
Train sorti ! Les lampes vertes s'allument… J'effectue les
vérifications et les manœuvres d'approche. Tout à coup, devant nous,
la ponctuation de la piste apparaît dans une trouée.
Je regarde
les jaugeurs : indication zéro !
-
Cinq cent pieds ! Phares allumés ! La pluie glisse sur le
pare-brise. Nous nous posons sans bavure.
-
Reverse !
Le lieutenant actionne les inverseurs de flux. L'avion
s'arrête, soulevant en nuage l'eau des flaques sur le béton. Nous
dégageons la piste et roulons en direction du parking où nous attend
un comité d'accueil et de manutention.
Il y a treize heures et
dix minutes que nous avons quitté Pointe-à-Pître lorsque nous
stoppons les réacteurs.
La quantité de kérosène restant est
illisible, les réservoirs sont presque vides.
Dans la clarté des
projecteurs et sous la pluie, les hommes approchent des passerelles
roulantes le long de la grande porte du fuselage que MARCEL vient
d'ouvrir. Sous les directives des convoyeurs, les opérations de
déchargement commencent pendant que, ayant conscience de notre
lassitude, les nombreux responsables qui nous questionnent laissent
à regret le minibus nous libérer.
Après la collation rituelle que
nos hôtes, pleins de prévenance, ont préparée, on nous dépose devant
des containers aménagés en mini chambres climatisées.
Nous nous
enfermons en appréciant le bonheur de trouver la fraîcheur et un
couchage réparateur.
Nous nous endormons…Le jour se lève.
Une légère erreur peut nous faire rater l'atoll, minuscule point sur
l'étendue du Pacifique. Enfin, il faut obligatoirement parvenir à
destination, car les réserves en carburant, pratiquement nulles à
l'arrivée, n'autorisent aucun déroutement. Il y a cinq heures que
nous avons décollé. Nous profitons d'un moment de répit pour
demander à MARCEL d'apporter les plateaux repas du dîner, que nous
avalons inconfortablement assis à nos places.
La veille de
routine nous isole dans l'univers de quatre mètres carrés. Les
éclairages allumés, nous restons dans cet espace exigu, figés par
l'immobilité relative du vol stabilisé, bien que nous foncions à
neuf cent kilomètres à l'heure. Nous poursuivons l'étape en
« croisière économique » qui consiste, dés que l'avion s'allège, à
monter à un niveau supérieur, car en prenant de l'altitude la
consommation diminue. Les navigateurs sont affairés, j'entends
souvent le bruit caractéristique du sextant, qu'ils montent dans le
sas périscopique. Ils augmentent la fréquence des visées et se
penchent, soucieux, sur leur table, traçant et pointant de
mystérieux repères sur les cartes. Leurs vérifications étant
confirmées, le capitaine LACOTE avertit les pilotes :
- Le
vent de face est très fort, nous aurons du retard à l'arrivée. Le
capitaine BRILLANT ajoute flegmatique :
- En plus, il y a
des «Cunimbs » qui bourgeonnent devant... Nous nous penchons sur le
radar météo que le lieutenant copilote règle afin d'optimiser la
visualisation. Des taches blanches sur l'écran révèlent les nuages
d'orage, habituellement rares en ces latitudes.
- Il y a un
passage moins chargé sur la gauche, constate-t-il. Le capitaine
BRILLANT, à l'aide du pilote automatique, dirige l'avion en douceur
pour l'insérer dans la trouée qui semble dégagée. Cependant les
premières turbulences surviennent au moment où, à l'extérieur, on
aperçoit, illuminée par de brefs éclairs, la masse importantes des
cumulo-nimbus que nous contournons.
Les secousses augmentent,
nous serrons nos ceintures de sécurité. L'avion subit des
contraintes telles que les instruments, affolés par les vibrations,
rendent aléatoires la lecture des indications. Des bourrasques
bousculent le DC-8. BRILLANT débranche le pilote automatique et
rétablit l'assiette de vol par des mouvements de grandes amplitudes
sur les commandes ; il s'applique à maintenir la trajectoire. Nous
réduisons la vitesse en diminuant la puissance afin d'atténuer la
violence des éléments qui font « grogner » les réacteurs.
Parfois, des giclées de grêle martèlent bruyamment le pare-brise.
Nous sommes crispés dans la tourmente. Je scrute et rectifie les
paramètres qui se dérèglent, soumis aux conditions anormales. Les
navigateurs, sanglés sur leur siège, retiennent sur leur table les
compas, règles et crayons qui roulent dans tous les sens. Le
lieutenant copilote, stoïque, affiche les puissances qu'ordonne
BRILLANT, qui, attentif aux instruments, maintient le vol sans
visibilité. Enfin nous sortons de la zone orageuse, chacun ressent
secrètement un salutaire soulagement.
Ayant terminé les préparatifs dans le poste, je grimpe sur les plans
pour effectuer le complément de plein de carburant. Il est rare que
nous montions sur l'aile du DC-8 qui me paraît aussi vaste qu'une
esplanade...
Tout est terminé lorsque nous sommes prêts à partir,
les huit réservoirs de l'avion contiennent 73 tonnes de kérosène.
MARCEL, qui a préparé de quoi nourrir huit personnes, ferme les
portes pendant que je procède à la check-list. Nous attendons que la
tour de contrôle donne le top pour démarrer les réacteurs, afin de
réduire le temps de roulage, l'économie du carburant étant une
priorité. Nous décollons après un long élan sur la piste. Le DC-8,
malgré la charge maximale, s'élève avec aisance dans le ciel
antillais. Pour gagner du temps nous sommes partis de jour, la
navigation astronomique n'étant indispensable que sur l'océan
Pacifique ; les balises terrestres nous permettent de rester sur la
route aérienne prévue jusqu'à l'isthme de Panama, que nous survolons
au coucher du soleil. Les premières étoiles sont visibles lorsque
nous passons à proximité de l'île Cocos, petite tâche verte au
milieu des flots avant le désert océanique.
Il faut comprendre,
qu'à cette époque, le guidage par satellites n'existe pas et que les
ordinateurs fiables sont au stade expérimental ; de plus, sur
l'immensité océanique il n'y a aucun balisage pour guider le vol. Le
positionnement de l'avion sur sa route ne peut être suivi que par
des visées astronomiques, uniquement possibles de nuit, compte tenu
des nombreuses étoiles qui peuvent servir de repère pour des
recoupements. Pour cette raison, nos DC-8 sont équipés d'un sextant
périscopique qui permet aux deux radio-navigateurs de l'équipage
d'établir ponctuellement, avec précision le cap suivi.
Christian HAESTESKO ( P8)
Mécanicien d'équipage